Le piano stride (qui se joue littéralement « à grandes enjambées ») est sans aucun doute le style de piano jazz le plus complet et le plus difficile, car il demande une pratique intensive.
Plus justement appelé , Harlem stride piano » (du lieu où il se développe), il va progressivement remplacer le ragtime, dont il tire ses bases, dès la fin des années 1910. Il offre en effet une plus grande liberté : souplesse et diversité dans la forme et le rythme, improvisation, volonté de swinguer.
Comme le “ragtimer” avant lui, le pianiste stride n’a pas besoin d’un batteur et d’un contrebassiste pour occuper pleinement l’espace sonore : sa main gauche s’en charge. Elle doit être souple et puissante à la fois, son mouvement de balancier alternant bosse et accord sur les temps ; pour schématiser, cor d’autres figures et décalages rythmiques en varient la syntaxe.
Deux grands ancêtres du stride, Luckey Roberts (Ripples of the Nile) et Eubie Blake (Charleston Rag), mort à 100 ans, sont encore imprégnés de ragtime. Ils jettent un pont entre ces deux tendances,
Le père du piano stride, James P Johnson, exploite en grand artiste tous les registres et toutes les nuances du clavier. Novateur de génie, il nous laisse les plus belles compositions de ce style, empreintes de musicalité, d’un phrasé luxuriant où foisonnent les « blue notes », les syncopes et les clusters inattendus. Son morceau le plus célèbre, Carolina Shout ‑qui débute cette anthologie ‑ est le cheval de bataille de cette musique, test ultime que tout aspirant « strider » se doit de maîtriser pour obtenir la reconnaissance de Ia confrérie.
Fats Waller, élève de Johnson, l’a dépassé en notoriété, non content c’être un pianiste partait, il est chanteur, amuseur extraverti, prolixe compositeur de charmantes chansons à succès (Ain’t Misbehavin, Honeysuckle Rose). Avec lui, la perfection pianistique, la clarté du phrasé, lu rondeur du son et le swing semblent d’une facilité dérisoire (Handful of Keys). Devenu une vedette du disque et de la radio, il meurt en pleine gloire à 39 ans.
Pétri de musique romantique, Willie « The Lion » Smith est peut‑être le plus original de tous. Il peut s’enorgueillir d’avoir influencé le grand Duke Ellington. Ses compositions sont d’une exécution difficile, mais primesautières, printanières et délectables.
Johnson, Waller et Smith sont les pères fondateurs du stride, pur leur créativité, leur perfection, leur originalité. On peut éventuellement ajouter Donald Lambert avec sa main gauche de marbre et ses classiques revisités (Anitra’s Dance).
Parmi les disciples directs, restés dans l’orthodoxie stylistique, citons Don Frye le méconnu (The Mon in the Moon), Cliff Jackson le rouleau‑compresseur (Limehouse Blues), Hank Duncan, doublure de Fats Waller (Oh, Lady Be Gooe, l’impeccable Ralph Sutton (Bees Knees) et Pat Flowers qui passe une partie de sa carrière à imiter Fats (Honeysuckle Rose). Quant au charmant Joe Turner, installé à Paris, il a réussi une excellente synthèse des trois pères fondateurs et d’Art Tatum (The Ladder).
Duke Ellington, avant de trouver son style fut également un authentique « strider », disciple de Luckey Roberts, Willie Smith et James P Johnson. Il n’a jamais complètement tourné la page, nous régalant de temps à outre de fraîches récréations, comme dans cette rare interprétation de radio (Swing Session).
D’autres pianistes peuvent être considérés comme des semi‑disciples, combinant l’influence du stride avec celle d’outres martres de styles différents : Count Basie, Mary Lou Williams, Joe Sullivan et le virtuose Art Tatum, tous disciples de Fats Waller, tendance Earl Hines; ou Johnny Guarnieri et Mel Powell, wallériens tendance Teddy Wilson. Quant à Don Ewell, il fut le meilleur disciple du néo‑orléonais Jelly Roll Morton, avant de se couler dans le groove de James P. Johnson.
Quelques pianistes, plus jeunes et plus modernes, vont exploiter le stride, essentiellement en gardant la « pompe » de main gauche tout en changeant le style de main droite : le génial Erroll Garner (Play Piano Play) ou le méconnu Nat Jaffe (Zonky), disparu à 27 ans.
Nous n’oublierons pas de citer quelques outres représentants absents de ce recueil, à cause d’obligations inhérentes au domaine public ou par manque de place: Claude Hopkins, Dick Wellstood, Dick Hymon, voire Thelonious Monk, lui aussi fervent sympathisant d’une manière de secouer le piano « à l’ancienne » : c’est‑à-dire trépidante, joyeuse, séduisante. Une musique qui nous veut du bien !
Philippe Baudoin