Keith Jarrett selon Tigran, Bill Laurance et Yaron Herman
A l’occasion de la sortie sur le label ECM du nouveau solo live de Keith Jarrett, enregistré à La Fenice en 2006, Tigran Hamasyan, Bill Laurance et Yaron Herman trois pianistes de renom disent toute leur admiration pour l’art et la maîtrise de ce génie.
TIGRAN HAMASYAN
« Je suis un fan de ses enregistrements en groupe. Belonging est l’un de mes albums préférés. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre ! Je l’écoute tous les deux ou trois jours. C’est vraiment inspirant : la composition, évidemment le jeu lui-même et le son qu’ils déploient »
« Il m’a ramené à ma propre musique »
« C’est l’un des premiers disques que j’ai entendu qui n’était ni bebop ni post-bop. C’était une découverte très importante pour moi. À cette époque, j’étais un adepte du bebop. Belonging et Luminescence – un concerto pour saxophone qu’il a écrit et dont Jan Garbarek fait partie, mais sur lequel il n’a pas pas joué – m’a fait comprendre qu’il n’était pas nécessaire d’utiliser le vocabulaire du bebop pour improviser. Et son solo sur « The Wind Up » est unique ! C’était la première fois que j’entendais un géant explorer un mélange de folk et de jazz. On aurait dit que cela venait d’Arménie ou du Moyen-Orient. Harmoniquement, il n’y a rien de similaire à Belonging ou « Solstice » dans le monde du jazz. D’une certaine manière, cela m’a ramené à ma propre musique. Ça et ses enregistrements en trio, comme Still Life et Standard Vol 1. Le Blue Note Live est également spectaculaire, en particulier la version de 26 minutes d’« Autumn Leaves ». J’aime cette période de sa musique. »
Une approche totalement nouvelle
« Il a redonné vie aux standards dans les années 80 en réévaluant le sens du temps. Il a mis l’accent sur la conduite des voix [ndlr. voice leading], ce qui est vraiment cool. Des chansons comme « You and a Night and the Music » dans l’album Still Life. C’est l’un de mes enregistrements en trio préférés. Quel timing ! Comme il aborde les mesures, la forme… , ça a repoussé les limites ! Il ne mettait plus l’accent sur les notes comme Herbie, Chick ou McCoy le faisaient dans les années soixante. Lorsqu’il a joué avec le trio, il a étiré la sensation du temps des huit mesures. C’était une approche complètement nouvelle. Oui, c’est une chose que j’aime chez Keith. »
Le contrôle du son
« Et évidemment, il a un son incroyable et des improvisations dynamiques à tous les aspects. Beaucoup de pianistes ont tendance à perdre leur son quand les choses deviennent vraiment intenses pendant l’improvisation. Avec Keith, tout est toujours super contrôlé. Mais en même temps, il y a tellement d’émotion ! C’est quelque chose dont il faut s’inspirer : garder toujours le contrôle du son. J’aime beaucoup le disque dans lequel il joue les 24 préludes et fugues de Chostakovitch. Je peux entendre comment il pense quand il joue son solo, ou tout du moins ses inspirations harmoniques et rythmiques. Je suis un grand fan de Chostakovitch et en particulier de ses Préludes et Fugues. Donc, écouter Keith Jarrett les jouer a été une belle expérience. Je continue à écouter ce disque. »
Check out Keith Jarrett trio (w/ Jack Dejohnette & Gary Peacock) live in 1986 on Qwest TV
BILL LAURANCE
« C’est dans les solos que l’on retrouve le vrai Keith, je découvre cela moi-même, au travers de mes propres performances. C’est probablement le contexte le plus profond dans lequel jouer. Vous pouvez à tout moment changer une clé ou un accord. C’est le type même de la liberté créatrice et les solos de Keith Jarrett en sont le meilleur exemple. »
De nouvelles saveurs
« Le disque sur lequel je reviens toujours, c’est le Köln Concert. C’est mon enregistrement préféré de Keith. Il est l’un des seuls pianistes à se tenir debout en jouant du piano. C’est une expérience tellement physique de le regarder jouer ! Il est très engagé physiquement à l’instrument et ça le rend tout à fait irrésistible et addictif à regarder. Je regardais une vidéo de lui l’autre jour, jouant « Danny Boy ». Il peut interpréter une chanson aussi simple que celle ci et conserver sa pure essence et sa beauté, tout en la remodelant avec des harmonies aussi inattendues qu’imprévisibles ! Cela la rend riche et puissante ! C’est un peu comme manger un plat pour la première fois, vous découvrez de nouvelles saveurs. Il parvient à trouver ces harmonies et accords d’une manière unique. »
Le dévouement envers la note
« C’est dans son dévouement à la note qu’il est le plus convaincant ! Vous ne le verrez jamais jouer une note à la légère. Son engagement dans le choix de sa mélodie est vraiment captivant. Cela vous fait penser qu’il pourrait jouer n’importe quoi que vous y adhèreriez. Il joue avec une telle conviction que ses choix en deviennent indiscutables ! »
Liberté harmonique
« Il établit un équilibre entre le maintien de la composition originale et son étirement harmonique, de manière à ce que vous restiez attentif sans vous éloigner. C’est tout simplement le dosage parfait de liberté harmonique. Son utilisation de contre-mélodies dans ses progressions harmoniques n’y est pas pour rien. C’est la façon qu’il a de corriger un accord et d’utiliser les notes en mouvement pour construire sa nouvelle harmonie. Ce ne sont pas juste des accords en bloc, il y a toujours un contenu mélodique dans la réharmonisation qui garde l’attention de l’auditeur. »
« Si ça te touche, ça touchera probablement quelqu’un d’autre ! »
« Maîtriser l’art du piano solo demande essentiellement d’être en communion avec ses émotions. Ce qui est le cas de Keith Jarrett ! Il s’agit d’être un bon communiquant et de transmettre de vraies émotions. On ne joue pas simplement avec nos sentiments parce qu’on nous a dit de le faire. Il faut que cela soit authentique. Pour moi, le piano solo est un lieu d’amour. Comme Quincy Jones aime le dire, « si ça vous émeut, ça touchera probablement quelqu’un d’autre ! » Le but est de mettre le doigt sur ce qui vous émeut et ensuite de l’enregistrer. Je pense que Keith Jarrett est maître dans l’expression de ses émotions. »
YARON HERMAN
« Keith pour moi était le premier vrai choc musical quand j’ai commencé le piano, à 16 ans. Je ne connaissais rien et à la fin de mon premier cours mon prof de l’époque m’a donné une cassette VHS avec une étiquette écrite en anglais : « Here we can listen to God Himself playing the piano ». Disons que j’ai été influencé dès le départ ! C’était son centième concert en solo au Japon, me semble-t-il, où il ne joue que des standards. J’ai pris la claque de ma vie au niveau de l’engagement total, de l’intention, de l’émotion, de la complexité harmonique, rythmique, tout ! C’était d’une perfection sublime sur tous les plans. J’ai voulu disséquer et comprendre comment cela marche. Keith est resté dans un phare dans la nuit pour moi. »
L’improvisation comme matrice
« On voit l’évolution du piano dans Keith Jarrett : le bop, l’influence de l’americana, du free jazz, de la scène européenne. Il en fait la synthèse, mais tu vois toujours le lien à la source. Il ouvre aux classiques européens comme aucun pianiste de jazz ne l’a fait, c’est-à-dire structurellement, dans l’improvisation. Il a la capacité à utiliser l’improvisation comme une matrice qui s’applique à d’autres disciplines musicales. Ce n’est pas seulement l’improvisation free jazz où tu as des codes, l’improvisation bop où tu as des codes… C’est l’improvisation comme une énorme maison qui intègre à l’intérieur d’elle tout ce qui est bon. »
« Ce qui n’est pas rien ! Quand on sait que le Köln Concert est l’album de musique instrumentale le plus vendu de tous les temps et qu’il est totalement improvisé ! »
Inatteignable
« Keith Jarrett a une culture musicale sans équivalent ! Je ne connais aucun pianiste qui a enregistré du Bach, du Haydn, du Mozart, du Haendel, qui a écrit pour quatuor à cordes, qui a écrit des concertos, qui a fait un double album pour improvisation pour clavicorde (pour moi son meilleur), qui joue de la flûte, qui joue du sax, qui joue de la guitare, qui chante… Le spectre musical de cet homme est terrifiant ! Il faut se lever très très tôt pour arriver à ces compétences. Il est inateignable pour l’instant ! »
Une question de vie ou de mort
« Son engagement total et spirituel à la musique en fait un maître du piano solo. C’est cette façon de jouer comme si c’était la dernière fois que tu jouais à chaque fois. C’est pour ça qu’il se prend aussi au sérieux. C’est une question de vie ou de mort pour lui. Et cela se ressent dans la musique. On se comporte différemment si on est dans l’instant, dans la volatilité et l’impermanence du moment présent. Les choses résonnent de manière différente. Elles ont un impact bien supérieur quand on est dans ce genre de questionnement. C’est sa façon d’habiter les notes qui est différente. Il joue un accord dont on a l’impression qu’il est monstrueux. Et en fait, sur la partition ce n’est pas le plus compliqué. C’est qu’il n’essaie pas de s’imposer à la musique. C’est là la différence, il se laisse traverser par la musique. »